Les mauvais grands acteurs : une vue mondiale de la dette

Par Vitor Gaspar et Marialuz Moreno Badia
Affiché Le 5 octobre 2016 par le blog du FMI - iMFdirect

Au milieu de la Grande Dépression, l’économiste américain Irving Fisher a averti des dangers d’une dette excessive et des tensions déflationnistes qui s’ensuivent. Selon lui, la dette et la déflation étaient les mauvais grands acteurs. Aujourd’hui, leurs parents proches, à savoir une dette trop élevée et une inflation trop faible, sont encore à l’œuvre, au moins pour les pays avancés.


Jusqu’à présent, cependant, un tableau complet de la dette mondiale faisait défaut. Pour la première fois, l’édition d’octobre 2016 du Moniteur des finances publiques a chiffré le volume de la dette pour pratiquement le monde entier. Et ce tableau n’est pas beau à voir. La dette mondiale atteint un record de 152 000 milliards de dollars, soit 225 % du PIB mondial (graphique 1). Près de 100 000 milliards de dollars, soit environ deux tiers, sont des engagements de sociétés non financières et de ménages, c’est-à-dire des dettes privées. Le reste, c’est de la dette publique.

Comme Fisher l’avait dit, cette dette élevée représente un obstacle majeur pour la reprise de l’économie mondiale, qui accentue le risque de tomber dans une spirale dette-déflation. Mais les niveaux d’endettement ne sont pas les mêmes partout, et les risques non plus. Les tendances sont très diverses :

    ● Premièrement, le désendettement dans les pays avancés est inégal, et les ratios de la dette privée continuent d’augmenter dans la plupart des pays de ce groupe (graphique 2, bâton bleu). Par ailleurs, la dette publique a augmenté, en partie à cause du déplacement des créances douteuses du secteur privé sur les bilans du secteur public.

    ● Deuxièmement, le bas niveau des taux d’intérêt a entraîné une envolée de la dette des sociétés non financières dans un petit nombre de pays émergents d’importance systémique, notamment la Chine (graphique 2, bâton rouge). Comme la détérioration rapide des bilans publics dans beaucoup de pays avancés a été précédée aussi d’une envolée similaire, la hausse plus récente de la dette dans les pays émergents sème le doute quant à la santé fondamentale des positions budgétaires.

    ● Troisièmement, la dette privée et publique a augmenté dans les pays à faible revenu en raison du développement, sur le plan de la taille et de la liquidité, de leurs marchés financiers, ainsi que d’un meilleur accès aux marchés, mais les ratios d’endettement restent généralement faibles dans ces pays. Les progrès de la microfinance et de la banque mobile ont contribué aussi à l’inclusion financière. À condition que les dettes restent viables, le développement financier est une bonne chose et devrait être considéré comme faisant partie intégrante d’une croissance dont les fruits sont bien partagés.

Un entracte réaliste

Le problème d’une dette privée excessive va au-delà du risque qu’elle puisse se transformer en dette publique. Une dette privée excessive est liée à des crises financières. Par ailleurs, les récessions financières sont plus longues et plus profondes que les récessions normales. Elles entraînent des pertes de production plus prononcées et provoquent davantage de pertes d’emplois. Avec, en fin de compte, un lien avec la dette et les déficits publics.

Des positions budgétaires fragiles rendent les récessions financières pires encore (graphique 3). C’est particulièrement vrai pour les pays émergents où les dépenses publiques sont souvent comprimées en période de crise. Cette tendance montre comment une politique budgétaire excessivement souple en période d’expansion oblige souvent à réduire les dépenses en période de crise, ce qui est particulièrement coûteux pendant une crise financière. Mais, même en l’absence d’une crise, une dette privée élevée peut freiner la croissance, car des emprunteurs très endettés finissent par réduire nettement leur consommation et leur investissement.

Le manque de progrès du désendettement dans les pays avancés, où les niveaux de la dette privée sont les plus élevés, peut s’expliquer principalement par la faiblesse de la croissance nominale. Il est très instructif de comparer les États-Unis avec la zone euro : les États-Unis ont réduit leur dette privée bien plus que la zone euro à la suite de la crise, mais ont aussi enregistré une croissance plus élevée (graphique 4).

Étant donné les risques et les incertitudes qui y sont liées, faudrait-il complètement éviter de s’endetter ? L’endettement est fondamental pour l’entreprenariat et l’innovation, et donc pour la croissance. C’est une dette privée excessive que les pays doivent éviter. Les politiques de réglementation et de contrôle doivent donc permettre de surveiller la dette privée et d’en assurer la viabilité. La politique fiscale peut aussi être utile pour réduire un endettement excessif en éliminant progressivement les distorsions fiscales qui favorisent le financement par endettement plutôt que par fonds propres dans les sociétés financières ou non financières.

De nouveaux acteurs dans une toute nouvelle pièce

Entre-temps, des mesures budgétaires propices à la croissance peuvent faciliter l’ajustement dans les pays qui sont empêtrés dans une dette privée excessive. Bien entendu, la solution dépendra des circonstances propres à chaque pays et des ressources budgétaires disponibles qui pourraient être dégagées par l’épargne et la réduction de la dette publique en période d’expansion.

De manière générale, dans les pays où le système financier subit de fortes tensions, il est crucial de résoudre rapidement le problème de fond. Une action bien conçue et bien ciblée, sous la forme de programmes publics de réduction de la dette privée (par exemple, des subventions qui permettent aux créanciers d’allonger les échéances ou des garanties) ou de mesures qui accélèrent l’assainissement des bilans (par exemple, par l’intermédiaire de sociétés de gestion d’actifs) peuvent être très efficaces.

La bonne conception de ces mesures est essentielle pour réduire au minimum le coût et atténuer l’aléa moral. En particulier, ces mesures doivent cibler des secteurs ou des agents particuliers, être soumises à certaines conditions et impliquer un partage des charges avec les emprunteurs. Elles doivent aussi aller de pair avec de solides procédures d’insolvabilité et de faillite.

En fin de compte, cependant, la politique budgétaire ne peut pas à elle seule résoudre le problème : elle doit être accompagnée de mesures complémentaires, y compris monétaires et structurelles, qui sont mises en œuvre dans des cadres d’action cohérents et crédibles en vue d’atteindre l’objectif fixé.

Quant à la pièce qui se joue actuellement, il est temps de se débarrasser des mauvais grands acteurs et de passer à une toute nouvelle pièce intéressante qui traite d’une accélération de la croissance nominale.

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Vitor Gaspar
Vitor Gaspar, ressortissant portugais, est Directeur du Département des finances publiques du Fonds monétaire international. Avant de rejoindre le FMI, il a occupé plusieurs postes de direction au Banco de Portugal, notamment en dernier lieu celui de Conseiller spécial. Il a été Ministre d’État et des finances du Portugal entre 2011 et 2013. Il a dirigé le Bureau des conseillers de politique européenne de la Commission européenne entre 2007 et 2010, et a été Directeur général des études à la Banque centrale européenne de 1998 à 2004. M. Gaspar détient un doctorat et un diplôme postdoctoral en économie de l’Universidade Nova de Lisboa; il a également fait des études à l’Universidade Católica Portuguesa.

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Marialuz Moreno Badia est chef de division adjoint au Département des finances publiques du FMI, où elle coordonne les travaux sur le Moniteur des finances publiques. Elle a travaillé dans un large éventail de pays avancés ou émergents, tels que le Brésil, la Grèce, l’Irlande et l’Espagne. Elle s’intéresse principalement aux institutions budgétaires, à la viabilité de la dette et aux liens entre les finances publiques et le secteur financier. Elle possède un doctorat de l’université de Boston.



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